J'ai eu du mal à reprendre les interviews avec les différents conflits, un Président qui dissout l'Assemblée Nationale, le FN qui atteint un score si élevé dans les urnes, le manque de soleil, l'envie de vacances... Je dois dire que ma motivation était au plus bas. Je ne me suis pas exprimé sur le sujet du R-Haine, mais vous vous doutez bien qu'avec un tel projet, moi qui prône le vivre-ensemble depuis plus de 10 ans, ça m'a foutu un coup au moral. J'ai pris le tram avec mon appareil photo, mais je n'arrivais pas à interviewer un(e) inconnu(e). Jeudi dernier, j'étais dans le tramway, et un jeune homme portant un énorme sac militaire s'est installé en face de moi. Nos regards se croisent... Je m'imagine parler à un routard, qui va me raconter ses voyages, et je ne sais pas, j'ai eu envie de découvrir qui il était. J'avais mes écouteurs sur les oreilles, je ne perds pas de temps, je range tout et je l'aborde : il accepte.
Je vous présente Damien, alias Dam's, 27 ans.
Dans la vie, Damien est SDF : "10 ans que je suis à la rue pour dormir, et je travaille aux 5 Ponts. Je fais des petits jobs : ménage, service, cuisine, paysagiste. D'ailleurs, je suis paysagiste de formation donc je reviens à mes premiers amours !
- En CDI ?
- Non, en CDDI : Contrat D'insertion à Durée Indéterminée. Et c'est sympa de se rendre utile pour les autres, ça me plaît, ça m'occupe et je gagne de l'argent !" (rires)
Je suis surpris qu'un jeune homme de 27 ans me dise qu'il est à la rue depuis 10 ans. Curieux, je me permets de lui demander de me parler de son parcours si ça ne le dérange pas : "Non, pas de soucis ! Je n'ai pas été aidé, à vrai dire : père alcoolique, mère absente, je traînais pas mal, je faisais des petites bêtises. Seul, livré à moi-même, faut bien s'occuper.
Ah, je ne t'ai pas dit, je ne suis pas nantais, je viens de Rouen. J'avais une petite copine ici à Nantes, donc à 17 ans, j'ai décidé de partir et venir ici. Ma copine était en études et vivait chez ses parents, moi je n'avais personne, donc je dormais dans la rue, je faisais la manche, je fréquentais les haltes de nuit de temps en temps, mais j'ai toujours préféré la liberté. On s'est séparés et j'ai bougé, j'ai sauté dans des trains et j'ai voyagé : La Rochelle, Valence, Nîmes, Montpellier, je suis allé en Bretagne, je suis repassé un temps à Rouen... Mais ma ville de cœur, c'est Nantes. De quoi je vivais ? Pareil qu'ici : des petits boulots ou de la manche.
Mais Nantes a beaucoup changé, que ce soit démographiquement ou humainement. Quand je suis arrivé il y a 10 ans, il y avait de l'entraide, du dialogue, que ce soit avec la population normale et les autres SDF. Aujourd'hui, il n'y a plus d'empathie. Si tu dors seul dans la rue, tu as une chance sur deux de te faire agresser gratuitement, voler, alors que tu ne fais rien de mal : tu dors. Actuellement, je traîne avec un gars, un ancien, je l'appelle 'papa' car il est là depuis longtemps, et dernièrement il s'est fait tabasser alors qu'il dormait sous ses couvertures."
Damien me parle de son premier groupe d'amis, m'explique qu'ils étaient collés à la Mie Câline parce qu'il y avait une grille d'air chaud : "C'était la bonne époque, on était un grand groupe, on s'entraidait, on était soudés. Et puis la Mie Câline a fait sa terrasse pile dessus, forcément on les dérangeait, mais j'ai passé des moments géniaux avec cette bande à l'époque : on se protégeait.
- Vous auriez pu rester ensemble ?
- Oui, c'est ce qu'on a fait au début, et d'autres ont changé de ville, ont quitté la rue... Chacun sa route, je ne juge pas. Mais vers 2019, l'héroïne est arrivée massivement dans la rue à un prix faible, ça a décimé les SDF, les gens sont devenus fous."
On descend à Commerce pour terminer l'interview, et Damien me demande si je n'ai pas un brin de monnaie : "désolé, depuis le Covid, je n'ai jamais de monnaie... je paie avec mon téléphone !
- Tu vas rire, j'ai jamais de monnaie ! Sauf quand je fais la manche, mais dès que j'ai une petite somme, je fonce m'acheter à manger... Si je m'aperçois que j'ai de l'argent sur moi, je vais aller acheter à boire ou de la drogue. Je paie tout avec mon téléphone, moi aussi." (rires)
- Je n'ai pas de monnaie mais je peux t'offrir un café, ça te va ?
- Carrément !"
J'essaie de rester focus sur l'interview car l'histoire de Damien m'émeut et je ne peux m'empêcher de penser encore une fois qu'on ne naît pas tous égaux avec les mêmes chances dans la vie.
"Je reprends mes petites questions, Dam's. Qu'est-ce que tu aimes faire pour t'évader de cette rue ?
- J'aime parler aux gens, dessiner, le cinéma et les jeux vidéo. Bon, je t'avoue que le cinéma et les jeux vidéo, c'est un peu compliqué quand tu es dans la rue." (rires)
"Ce que tu n'aimes pas, ce qui te révolte ?
- L'injustice, l'humanité qui se perd dans notre société et le regard des gens envers les SDF : cette sorte de peur, ce mépris qu'on peut lire dans leurs yeux."
"Ma question va te paraître stupide, mais je la pose à tous mes inconnus : Es-tu heureux aujourd'hui ?
- Je suis plus bas que terre, je t'ai expliqué ce qui m'arrivait avec ma copine. On s'est séparés et j'ai le moral à zéro : j'ai eu des pensées plus que négatives. Déjà que la rue c'est dur psychologiquement, mais la perdre, ça n'aide pas à aller mieux.
- Déconne pas Damien, hein !
- Ça m'a fait du bien de te parler, donc je ne déconnerai pas. Regarde, il est 7h du matin, on est les deux seuls êtres humains à se parler sur le quai, les autres ont la tête baissée sur leur téléphone."
Le mot de la fin ?
"Vivez tous heureux et continue de parler aux gens, c'est chouette ton truc."
Merci Dam's, j'espère que nous nous recroiserons un de ces jours à Nantes.
A.
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