Je suis sur le quai en train d'attendre, je suis parti du travail plus tard que d'habitude. Je découvre un terminus de la ligne 3 bondé d'usagers : les yeux rivés sur leurs smartphones pour certains, leurs écouteurs vissés sur les oreilles pour d'autres. Je laisse partir le tramway, je prendrai le suivant : je ne suis pas pressé. J'aperçois un jeune homme assis sur le banc, jouant sur son téléphone et n'ayant pas l'air de vouloir monter dans le prochain tram qui s'apprête à partir, je décide de l'aborder.
Je vous présente Mohamed Ismael, 27 ans.
Mon inconnu du jour parle mal le français et ne me donne pas son âge mais son année de naissance : "Je suis né en 1997. Je ne parle pas très bien français mais je vais faire un effort pour toi.
- Que fais-tu ici ?
- Je sais pas trop, je me balade.
- Que fais-tu dans la vie, Mohamed Ismael ?
- Je ne travaille pas, je voudrais apprendre un métier... peu importe lequel, je veux juste travailler."
Je comprends que le parcours de mon inconnu n'est pas banal et je lui demande de me raconter son histoire : "Je viens du Soudan, j'ai fui mon pays à cause de la guerre. J'ai fui en voiture jusqu'au Tchad à Kana, puis de là, direction la Libye en voiture. Ensuite, j'ai pris un petit bateau pour traverser jusqu'en Italie. J'y suis resté 10 jours, puis j'ai pris le train pour arriver en France. C'était long, difficile, ça m'a pris 2 ans. Mais je suis en vie et en France : ça pourrait être pire."
Je demande à mon inconnu ce qu'il faisait au Soudan comme travail ? "J'étais électricien."
Parle-moi de ta vie ici :
"Ça va, il ne faut pas se plaindre, je suis bien ici.
- Tu dors où ?
- Ça dépend, parfois dans la rue, parfois dedans.
- Tu manges à ta faim ?
- Des fois je mange, des fois je ne mange pas, mais ce n'est pas grave, c'est comme ça. Mais les Français sont gentils, ça fait du bien au moral et puis j'ai quelques amis ici avec qui on parle. Je me suis fait des amis ici, des Soudanais, des Guinéens, et on s'aide comme on peut."
Au cours de cette discussion, qui diffère beaucoup d'une interview aujourd'hui, je prends en pleine face une vérité bien triste, celle d'un jeune homme qui a fui son pays. Je suis un peu, voire très déstabilisé ; je suis épaté par son sourire et sa joie de vivre, surtout quand je lui demande ce qu'il aime : "Le football et le Real de Madrid. J'aime aussi la musique, danser, vivre ! Mais je n'aime pas la guerre."
"Es-tu heureux aujourd'hui ?
- Oui, ici c'est bien, les gens sont accueillants, gentils ; et je n'ai pas croisé que des gens gentils je te le dis."
Le mot de la fin ?
"Je suis content que tu aies parlé avec moi aujourd'hui."
Merci, Mohamed Ismael, j'espère que nous nous recroiserons un de ces jours.
A.
Alors qu'aujourd'hui, le 23 avril 2024, des femmes, des hommes et des enfants ont perdu la vie en tentant de traverser la Manche, le récit de Mohamed Ismaël résonne encore plus profondément en moi. Je ne peux m'empêcher de penser que si nous étions à leur place, nous aurions fait de même : fuir dans l'espoir de vivre et/ou d'un avenir meilleur.
Follow Us
Were this world an endless plain, and by sailing eastward we could for ever reach new distances