Je suis de retour après des vacances prolongées pour de multiples raisons et pas forcément très joyeuses... bref ! Une interview Un témoignage un peu spécial aujourd'hui, car il m'était déjà arrivé de recroiser des anciens inconnus dans le tramway et de leur proposer une seconde interview en mode : " que deviens-tu ? "
Donc quand j'ai repris le projet après cette fameuse pause de 3 ans - CovidParty - j'ai reçu un message sur Instagram d'une ancienne inconnue :
Janis, rencontrée en 2013 sur le quai du tram, un matin tôt... trop tôt haha !
Ce message était énigmatique et même si je ne l'ai pas retrouvé pour vous le retranscrire fidèlement, cela disait quelque chose comme ' ta reprise des interviews dans le tramway signe pour moi comme une évidence dans mon combat où je commence moi aussi à reprendre le tramway. '
Son message avait attisé ma curiosité et j'en voulais plus : je voulais savoir ce que Janis était devenue. 10 années s'étant écoulées, je trouvais ça génial d'avoir des nouvelles de mes anciennes/anciens inconnus. J'ai d'ailleurs déjà interviewé d'anciens inconnus recroisés dans le tramway, donc Janis étant l'une des premières, cela me paraissait couler de source.
Janis et moi échangeons pour caler un petit rendez-vous, mais les jours, semaines passent ... un coup je peux mais pas Janis, et inversement ! 2023 s'écoule et nous n'avons toujours pas réussi à nous voir. On prenddes news de temps en temps et on finit enfin par trouver un moment : la date est posée, le lieu : Beauséjour.
Janis m'avait expliqué son message énigmatique en privé, mais je ne souhaitais pas, de prime abord, en faire l'élément central de notre rencontre. On trouve une place dans un petit bistrot proche du tram et ça me fait plaisir de savoir que je prends un verre avec une inconnue interviewée en 2013 : 11 ans, c'est dingue.
" Donc Janis, que deviens-tu ?
- Et bien ça va aujourd'hui, j'ai quitté l’hôpital, j'ai 45 ans et ma vie a changé en 11 ans. On ne va pas tourner autour du pot sur mon passé. Ma situation a changé en 11 ans à cause d'un événement qui m'est arrivé en 2014 et il serait bizarre de ne pas l'évoquer : j'ai été violée !
Et ça a été et c'est encore un combat ! Quand j'ai vu que tu reprenais l'Inconnu du Tramway, alors que je commençais petit à petit à reprendre les transports en commun, j'ai trouvé que c'était symbolique et ça m'a rappelé cette interview trop matinale que l'on avait eu : un bon souvenir. (rires)
Je vais te raconter cet événement et tu vas comprendre aujourd'hui où j'en suis, 10 ans après. Après ce viol, je l'ai occulté comme une forme de déni : je l'avais enfoui en moi et je me pensais plus forte que ça plutôt que me morfondre sur mon sort. Mais en 2015, je prends le tramway et je ne sais pour quelle raison je fais une attaque de panique dans la rame avec l'impression d'étouffer. Et là, mon traumatisme me pète à la gueule. Je deviens paniqué à l'idée même de croiser des gens, je développe des troubles anxieux et de l'agoraphobie. Je ne peux presque plus sortir de chez moi, je ne te parle même pas de prendre le tramway : impossible pour moi, je suis comme prisonnière. Je ne pars plus en vacances, prendre la voiture et l'autoroute est angoissant car je suis prise au piège s'il m'arrive quelque chose, prendre le train c'est comme le tramway : coincée.
Travailler devient compliqué, une aide soignante qui n'arrive pas à s'aider elle-même, comment aider les autres ? Je découvre l'envers du décor, je me retrouve patiente à consulter des praticiens et je fais connaissance avec le monde de la santé mentale. Aujourd'hui il y a du mieux, mais y a 10 ans ce n'était pas glorieux. Me voilà à commander du CBD sur des sites en Suisse, à espérer que la douane n'intercepte pas ce petit produit qui me fait un bien fou... Quand tu penses qu'aujourd'hui on en achète facilement : c'est une petite victoire pour moi.
- Je vais demander un truc peut-être stupide, mais as-tu porté plainte ?
- Ce n'est pas stupide et tu as raison de poser la question. En 2022, j'ai pris mon courage à deux mains et je suis allée voir la police ... Bon, je t'avoue que je ne porte pas une grande estime à l'uniforme et quand je dis que je suis allée voir la police, ce n'est pas tout à fait exact. En fait, j'ai porté plainte en ligne et une policière m'a contactée pour m'écouter et elle m'a dit d'emblée : "je vous crois !"
Tu ne peux pas savoir comme ça fait un bien fou d'entendre ces mots, mais il était impossible pour moi d'aller à Waldeck Rousseau (ndlr : l'hôtel de police) car il y a trop de monde : mon agoraphobie m'empêchait alors de passer la porte. On a donc convenu avec cette policière d'un commissariat plus petit et j'ai pu échanger.
Mon agresseur n'étant plus très jeune, il feindra la perte de mémoire, ça prendrait du temps, de l'énergie que je n'ai pas - que je n'ai plus - et aussi cela coûterait de l'argent... Cette policière ne m'a pas découragée mais elle m'a juste expliquée la réalité de la chose et j'ai choisi de ne pas aller au bout. Attention, ça a été très dur à entendre et à prendre la décision, j'ai éprouvé de la colère, de la haine... ça a été encore une épreuve à surmonter, une sorte de double peine.
Entre-temps je me suis reprise en main, je vais mieux, je travaille auprès de la petite enfance à mi-temps et sophrologue l'autre moitié de mon temps. J'ai essayé tout ce qui était imaginable dans mon parcours du combattant et un des seuls trucs qui m'ont aidée est la sophrologie, donc c'est pour moi une évidence que d'aider à mon tour. J'ouvrirai mon cabinet prochainement. Pour le moment je me déplace ou je travaille à domicile. Si on m'avait dit il y a 11/12 ans que j'arrêterai l'Hôpital pour devenir sophrologue...
Certes c'est différent de mon boulot d'aide soignante mais la finalité est la même : aider les gens. "
Deux heures ont passées, et malgré son histoire qui m'attriste profondément, je vois une femme battante et contente de ce qu'elle a accompli. Comme je le dis souvent, j'ai repris l'Inconnu du Tramway car j'avais besoin de croire en l'Humain de nouveau. Je ne fais pas ça pour la gloire ou pour les vues, seulement pour les rencontres, mais lorsque j'écris cette interview, ma foi en l'Humanité est un peu blessée.
Je suis papa d'une jeune fille, et je m'inquiète pour elle - limite stressé - quant au comportement des garçons, des hommes... donc en plein MeToo et en écrivant cette interview, les mots de Janis résonnent encore plus en moi.
Merci Janis pour ton témoignage et j'espère sincèrement que l'on pourra se recroiser dans une rame de tramway.
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